Fleurus d'Algérie (1848 - 1962)

Fleurus en Oranie 1848 - 1962

Recensions 2016-17

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L'Algérianiste (lecteurs : Français d'Algérie repliés, et leurs descendants)

 

C'est l'histoire d'un temps où, en sens inverse, les migrants partaient d'Europe (sans téléphone portable), avec de pauvres baluchons et les encouragements de la Mère Patrie pour s'établir sur des terres africaines. Dûment exhorté, l'optimisme républicain était de rigueur en cette année 1848 et fuir la misère était le but premier de ces partants. Cent quinze ans plus tard, la grande Histoire nous apprendra que mal leur en prit... Mais en attendant, quelle leçon de volonté, de courage, quels exemples d'esprit d'entreprise et d'innovation ils ont donnés, pour peu qu'on veuille se pencher sur ces itinéraires de vie ! Christophe Campos a le mérite de les faire connaître, avec un souci de fidélité aux archives, documents et témoignages, un soin et une précision tels que tout lecteur retrouve son Algérie à l'époque française, dans cette monographie du village de Fleurus en Oranie. En dehors des particularités climatiques, topographiques et humaines de la région, cette étude est emblématique de la construction de bien d'autres villages, villes et par là, d'un pays. Descendant des pionniers de ce centre de colonisation créé par l'armée française, avec le 6e convoi d'ouvriers parisiens parti de Bercy, l'auteur a fait là un travail historique approfondi, minutieux, illustré d'une cinquantaine de cartes, tableaux, photos. Pour redonner vie et montrer l'évolution du langage et des comportements avec la mixité des groupes, il a inséré des passages originaux, dialogues imaginaires entre habitants, inspirés des faits du moment, à des époques différentes. Il suit avec précision les familles, leur origine géographique, leur composition, les drames survenus, les réticences, les alliances et les apports issus d'autres groupes, notamment espagnol qui prendra de plus en plus de place, pour en arriver à la population des dernières années.

On voit se développer le village depuis sa création, et tous les domaines sont abordés avec leurs échecs et leurs succès. Friction d'abord avec la discipline de l'armée, nombreux décès suite aux épidémies de choléra et atteinte de fièvres, découragement de certains, les survivants persévèrent. Dans le domaine agricole, les audaces de ces premiers colons sont remarquables, après bien des échecs. On apprend (page 232) qu'en 1863, une moissonneuse mécanique fonctionnait déjà depuis plusieurs semaines. La médecine apporte ses progrès, la scolarité qui subira un temps l'opposition entre laïques et cléricaux répercutant les remous français, s'expose ici avec la précision du nombre d'élèves par classe et par année, le nom des enseignants et les efforts pour franciser les jeunes hispanophones et arabophones. La vie religieuse, tout en étant présente depuis l'origine, ne verra, au contraire d'autres centres, sa vraie église construite qu'en 1912. Les activités sociales et les différentes professions sont évoquées y compris les loisirs, les sports et les habitudes de vie qui se sont installées : bientôt, l'absinthe et le p'tit blanc des premières années feront place à l'anisette et on mangera la mouna. La participation aux conflits n'est pas sans importance : Grande Guerre avec ses morts et ses blessés, Deuxième Guerre mondiale avec le passage des troupes alliées et les conséquences. Un monument aux morts érigé en 1925, restera le lieu de mémoire jusqu'en 1962.

Dans une telle masse d'informations qui aurait pu être lassante, l'auteur relate avec habileté les détails de vie quotidienne, parfois dramatiques ou comiques. Dans les dernières lignes de son livre, il fait le bilan de ce qui a été « défriché, récolté, reconstruit, produit, des vies perdues dans les guerres et des enfants élevés dans le village : ce n'est pas peu de choses » dit-il. Une histoire locale remarquable qui pourrait servir de référence et de modèle d'efforts d'intégration mais aussi, hélas ! d'exemple de fin politique dramatique.

M.-j. G L'Algérianiste n' 156, déc. 2016, p. 119.

 

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H-France (lecteurs : Historiens et étudiants universitaires spécialistes de l'histoire de France)

 

Chacun sait que d'anciens habitants de l'Algérie coloniale ont mis beaucoup d'énergie à commémorer leur passé. Des fonds de recherche comme le Centre de documentation historique sur l’Algérie, à Aix-en-Provence, recèlent en un catalogue qui n'arrête pas de grandir, des efforts pour saisir l’Algérie française comme une expérience vécue : distribués parfois par des maisons spécialisées, comme les Éditions Jacques Gandini, parfois individuellement (et souvent mis en ligne). Pour les historiens de l'Algérie coloniale, cela a l'air de représenter un important corpus documentaire. Mais on semble souvent en laisser le dépouillement à des chercheurs dont la mémoire est post-coloniale.

Il n'est pas difficile de comprendre pourquoi. Un lecteur non habilité ne verra peut-être pas beaucoup de différence entre des livres comme Aïn-Temouchent de ma jeunesse et Sidi-Bel-Abbès de ma jeunesse.(1) L'histoire de communautés spécifiques et les souvenirs personnels proposent souvent des narrations aux airs habituels, corsées par un sentiment de grief bien affûté. (J'ai lu récemment une publication qui s'acharna à ne pas salir la page avec le nom "Charles de Gaulle".) Du point de vue d'historiens professionnels, il y a aussi le problème des sources. Des livres sans notes se lisent bien plus facilement comme exemples d'un type de narration que d'ouvrages à analyser comme témoignages sérieux de la réalité coloniale.(2)

De même que les historiens du missionariat peuvent bénéficier de sources produites par les missionnaires eux-mêmes, de même les historiens de l'Algérie coloniale peuvent trouver de la valeur dans des actes de récupération tels que l'ouvrage de Christophe Campos sur le village colonial de Fleurus. Associer Campos à des auteurs amateurs de mémoires peut être injuste envers un universitaire de carrière ayant un fort dossier de publications. Pourtant, le lien d'un siècle entre sa famille paternelle et Fleurus, ainsi que son but déclaré (p. 634) d'en tirer les habitants de l'anonymat, ne le séparent pas énormément d'autres auteurs fortement liés à des communautés coloniales disparues. Ce qui différencie son livre de volumes comparables - à part le fait qu'il est bien écrit et composé de façon judicieuse - est qu'il propose tant de choses que des historiens, et pas seulement des Fleurusiens, pourraient employer.

Il s'agit d'un gros livre traitant d'une petite commune, dont la population dépassa à peine 1.500 habitants, même à son apogée. L'histoire de sa création et de son développement est conforme au modèle de beaucoup d'autres centres de colonisation en Algérie, surtout dans le département d'Oran. Le vllage fut fondé en 1848 sous l'égide du ministre de la Guerre, le général Lamoricière, qui avait peu avant joué un rôle important dans la "pacification" de l'Algérie occidentale, avec la capture d'Abd-El-Kader. Les premiers colons devaient en principe bénéficier d'un des plans sociaux de cette année de révolution. A la différence de convois antérieurs faits de prisonniers, les émigrés de fin 1848 étaient des hommes au chômage, comme le forgeron et menuisier Nicolas Augustin Rabisse, embarqué à Bercy en octobre avec son épouse, six enfants, deux belle-filles et un petit-fils nourrisson. L'un des jeunes Rabisse, Gustave, âgé de douze ans lors du convoi, écrivit plus tard, dans un style particulièrement vivace, un mémoire des premières années du village - au nombre de plusieurs documents et renseignements de base que Campos met entièrement à disposition sur le site associé au livre.(3)

La ville d'Oran en pleine croissance n'était qu'à peine 16 kilomètres à l'ouest, mais Fleurus était avant tout une colonie agricole, assez étriquée comparée à d'autres, et où on proposait des lots de terrain relativement petits. Les premiers colons arrivés, de professsions non agricoles pour la plupart, n'étaient souvent pas bien équipés pour se débrouiller, quoique de nouveaux émigrants venant de régions comme l'Alsace et le sud-est de l'Espagne aient amené du nouveau savoir-faire à la communauté. Pourtant, la population ne progressa que très lentement au cours des premières décennies, affaiblie par les maladies - y compris une épidémie de choléra qui frappa les premiers colons peu de temps après leur arrivée - et par les tentations d'Oran ou d'un retour en France. Pendant que les colons s'essayaient à des cultures qui permettraient à leurs terres de produire de façon plus rentable que les céréales, des gisements importants de gypse, reconnus au début des années 1850, offrirent une source alternative de revenus à des entrepreneurs du village, et finirent par attirer des émigrants d''Andalousie ayant de l'expérience comme carriers. Mais, comme dans tant de communautés du département d'Oran, ce fut l'expansion rapide de la viticulture dès la fin des années 1870 - conséquence en partie de la lutte de la France métropolitaine contre le phylloxéra - qui amena la prospérité et une grande augmentation de la population. Même si Fleurus se distingua à peine par la taille de son vignoble ou la qualité de son vin, la viticulture apporta la contribution la plus importante à l'économie du village jusqu'en 1962. (Campos, qui annonce clairement dès le début que ce qui advint à Fleurus après l'Indépendance “n’est pas de mon propos” (p. 5), ne donne aucune indication sur la continuation de cette importance une fois que le village fut renommé Hassiane Ettoual.) Le vignoble attira des migrants espagnols à Fleurus, et explique en partie pourquoi, à partir des années 1890, la majorité de la population était née en Espagne. L'économie étant alors presque ancrée, les dernières décennies de l'histoire de Fleurus sont surtout intéressantes en ce qu'elles peuvent illustrer les tendances politiques de l'Algérie occidentale, l'impact des deux guerres mondiales, ainsi que la démographie et l'emploi de la terre vers la fin du colonialisme.

Les spécialistes des colonies françaises, Emmanuel Blanchard et Sylvie Thénault, ont fait appel pour une histoire sociale plus développée de l'Algérie coloniale, dirigée spécifiquement vers ce qu'ils appellent “le monde du contact.”(4) Le contact entre la population européenne et les Algériens, qui, après un temps, commencèrent à vivre autour puis à l'intérieur de Fleurus, n'est pas de l'intérêt principal de Campos, mais ce n'est pas le seul genre de "contact" qui peut intéresser les historiens colonialistes. Ci-après, voici cinq thèmes sur lesquels Fleurus en Oranie peut aider les les historiens sociaux de l'Algérie coloniale.

Rapports Interethniques ou intercommunaux. Campos est le plus préoccupé par les rapports entre les Français de souche et ceux qui émigrèrent d'Espagne, sur lesquels il donne beaucoup de détails précis. Son contenu sur les rapports entre les Européens et ceux qu'il désigne comme "Indigènes" est beaucoup plus inégal, mais parfois intrigant, comme dans un chapitre sur la religion qui donne des exemples de contacts entre croyances. Mais certains de ses témoigages les plus évocateurs concernent les rapports entre les villageois et les troupes américaines basées au village après novembre 1942.

Maladies et santé publique. Les épidémies de choléra ou le tribut pris par le paludisme sont des élements habituels dans les narrations sur les débuts de la colonisation, mais une section sur les remèdes traditionnels ou alternatifs appliqués dans la communauté par des femmes espagnoles est moins familière. Cet exemple éclaire aussi les rôles des femmes dans le village colonial, thème non souligné dans la narration de Campos, mais présent pour ceux qui veulent y regarder.

L'eau et sa gestion. Comme on peut dire de communautés sans nombre en Algérie, bien des problèmes les plus difficiles que rencontra Fleurus avaient rapport à l'eau. Jusqu'à un certain point, bien entendu, ce thème croise le précédent, puisque l'eau fut porteuse du choléra et créa de larges zones de reproduction de moustiques porteurs du paludisme. Comme les Algériens bâtirent de plus en plus de foyers autour du village d'origine après la Seconde guerre mondiale, la provision d'eau devint un défi pressant pour la municipalité. Dans ce livre, nous rencontrons Gabriel Lambert, non pas tant comme l'anti-sémite notoire devenu maire d'Oran pendant les années 1930, que dans sa casquette de sourcier, dont le souvenir est moindre : le voici, cherchant de façon théâtrale une nouvelle source d'eau pour Fleurus, pendule à la main.

Habitat et construction. L'industrie de construction dans l'Algérie coloniale est un sujet riche en potentiel non exploré, et Fleurus, dont les carrières de gypse alimentèrent la construction du théâtre municipal d'Oran au début des années 1900, est un bon endroit pour chercher des exemples. Si l'urbanisme et l'architecture coloniaux sont de nos jours des sujets bien usés, les maisons des colons, et leur place dans la culture matérielle du colonialisme, ont été beaucoup moins étudiées.

Propriété foncière et héritage. Le transfert de la terre d'une génération à la suivante est un facteur important, mais peut-être peu apprécié, dans l'évolution des villages coloniaux. Pour un sujet comme celui-ci, une étude détaillée comme celle dont il est question ici est de grande valeur, ne serait-ce que pour illustrer la dégradation progressive de la société coloniale pendant que l'absentéisme devenait plus courant au cours des dernières décennies de l'Algérie française.

Campos appelle son livre une “micro-Histoire,” mais malgré son cadre villageois, Fleurus en Oranie n'est en aucun sens un Montaillou ni un Village des “Cannibales.”(5) D'autre part, il ne généralise pas par rapport au particulier, de la façon qui rendit si efficace l'étude du Bône (Annaba) colonial par David Prochaska.(6) Mais en tant que compendium, présenté de façon cohérente, d'éléménts dont beaucoup sont difficiles à trouver, ce livre est un de ceux pour lesquels les historiens de l'Algérie coloniale peuvent être reconnaissants.

Owen White, University of Delaware, H-France Review (en ligne) Vol 17, n°116, juillet 2017, traduction de l'anglais par Christophe Campos.

Notes

1. Louis Abadie, Aïn-Témouchent de ma jeunesse et Sidi-bel-Abbès de ma jeunesse (Nice : Éditions Jacques Gandini, 2004 & 2006). Abadie couvre plusieurs autres villes dans la même série.

2. Pour un exemple concernant une famille dans un village fondé en même temps que Fleurus, voir Roland Pringuey, La Saga des Vincent, tome 1: Saint-Cloud d'Algérie (Paris : L'Harmattan, 2001).

3. Accessible par www.fleurusalgerie.fr/Archive.html.

4. Emmanuel Blanchard & Sylvie Thénault, "Quel 'monde du contactʼ?: Pour une histoire sociale de l'Algérie pendant la période coloniale,ˮ Le Mouvement social, 236 (2011 ): 3-7.

5. Emmanuel Le Roy Ladurie, Montaillou, village occitan, de 1294 à 1324 (Paris: Gallimard, 1975) ; Alain Corbin, Le Village des "cannibales" (Paris: Aubier-Montaigne, 1990).

6. David Prochaska, Making Algeria French : Colonialism in Bône, 1870-1920 (Cambridge: Cambridge University Press, 1990).

 

(3)

Quelques remarques d'un correspondant (Français originaire d'Oran, jusqu'à très récemment diplomate du plus haut niveau)

 

Je viens de terminer, la lecture de votre ouvrage. J'y ai trouvé la satisfaction de l'esprit et l'émotion du cœur. Je découvre aussi que vous êtes un homme universel aussi versé en tectonique des plaques qu'en agriculture et aussi compétent en météorologie qu'en linguistique appliquée. Tant d'autres domaines encore qui donnent à ce livre une épaisseur particulière. Non celle du poids du volume, mais celle qui ressort de la profondeur de l'analyse. Rien n'est laissé dans l'ombre ni livré au hasard. Le tout servi par une écriture fluide, détachée, traversée d'humour, où se mélangent la rigueur de l'universitaire, la légèreté du chroniqueur, et la minutie de l'horloger. Vous êtes un arpenteur né et un géomètre confirmé . Vos saynètes "à la manière de" illustrent la pertinence d'une culture dite populaire bâtie sur la dérision et la gravité, refuge des pauvres, expression des simples. Vous dirais-je que j'étais bon public, lecteur bienveillant ? Oui et non. Oui, car, que de passages où j'ai retrouvé mon enfance et ma jeunesse, que de noms familiers que de situations vécues ! Non, car je me demandais si vous pourriez passer d'une monographie à une leçon magistrale. L'opération est réussie. Finalement la description d'une réalité humaine suivie à la trace, reliée en permanence aux soubresauts du siècle, est plus instructive et symbolique que la manipulation des idées. Il y a chez vous de toute évidence des préférences auxquelles vous rendez hommage, mais jamais votre observation profonde ne dérive vers l'idéologie et le préjugé. Le résultat offre au lecteur un kaléidoscope étonnant à l'image des contrastes algériens, de ses bonheurs et violences, des ruptures et conflits ayant traversé chaque famille. On y découvre les populations indigènes du village. Tout est dit sur la terre, la démographie, la coexistence. On ne fait pas l'histoire avec des anecdotes, mais quelques exemples valent mieux qu'un long discours. Très bonne vision de l'Islam confrérique au centre de la pratique musulmane du Maghreb.